C’est l’histoire de Pinkie, une pomme. (C’est moi qui l’appelle Pinkie, parce que je trouve ça mignon, mais en fait, elle n’a pas de nom parce que les pommes ne s’en donnent pas ; d’ailleurs elles ne parlent pas entre elles, les pommes.) Pinkie était née difforme, disons plus justement en forme de haricot. Cela ne posa jamais aucun problème dans la communauté des pommes dans laquelle Pinkie était parfaitement intégrée. En revanche, quand vint la saison de la cueillette, hors calibre, elle fut abandonnée seule sur l’arbre.
Était-ce dû à sa différence, Pinkie pensait plus que ses sœurs. Plutôt que de se lamenter sur son sort, elle réfléchit à une fin de vie digne et utile. Bien sûr, elle aussi aurait aimé finir en compote ou en cidre, mais voilà, la nature en avait décidé autrement. Soit, l’heure était venue de prendre son destin en main puisque le pomiculteur l’avait ignorée.
Elle avait entendu parler de cette fin atroce, interminable et affreusement douloureuse quand, de l’intérieur, un ver monstrueux vous dévore à petit feu. Aussi était-elle résolue à venger son espèce par un sacrifice audacieux. Son plan fut vite élaboré, il lui fallut seulement attendre le moment opportun (le kairos aurait-elle pu dire, mais les pommes n’étudient pas le grec ancien).
Un après-midi ensoleillé, comme septembre en connaît parfois, elle vit un groupe d’humains s’installer à l’ombre de son arbre. Ils jetèrent une nappe et y disposèrent du pain, du vin et du saucisson. Tout se déroulait exactement comme elle l’avait prévu. Pinkie profita d’une légère brise pour balancer sur sa queue tout en tournant sur elle-même pour préparer la rupture. Avec une science innée de la balistique, après quelques tours et quelques mouvements, elle s’élança et plongea dans un verre.
Pinkie était courageuse, solidaire, mais, pas très douée en orthographe (d’ailleurs les pommes n’écrivent pas). Elle s’imagina, à son tour, s’incruster dans le verre et le ronger de l’intérieur.
(Évidemment, j’aurais pu continuer et raconter comment Pinkie, profitant de sa forme, pénétra le verre par un mouvement combiné de vrille et de percussion, mais là, non sans raison, vous auriez trouvé cela invraisemblable. Je renonce donc à cette chute.)
Ni vrille ni percussion, donc, mais une bonne cuite. Tombée dans un côtes-du-rhône, Pinkie sentit vite qu’elle perdait l’équilibre et que son jugement était altéré. C’est pour cela qu’elle ne saurait dire si elle vécut réellement la suite et l’auteur ne tranchera pas non plus.
Amusé par la forme de cette pomme, le propriétaire du verre de vin la ramena chez lui pour la montrer à Monsieur Grossard, le pharmacien du village. (Je résume, parce que Pinkie passa d’abord entre les mains de Mémé Jeanne, qui jouait toujours de l’alambic à presque cent ans, Jules Rémoulut, qui tenait le bar, Éva, qui après son BTS était revenue se reposer, et d’autres encore, évidemment tous docteur en pomologie pour l’occasion !)
Ce qui frappa Grossard, ce ne fut pas tant la forme que la dureté de Pinkie. Cette pomme n’avait pas muri. Elle avait échappé au processus de maturation et était restée verte et dure comme au premier jour, et ce malgré son séjour prolongé dans un côtes-du-rhône. Pour lui, il n’y avait pas l’ombre d’un doute, cette pomme-haricot était un “traitement”, « bon, le mot est à mettre entre guillemets, ajouta-t-il » (ce que je fais. NDA). Un “traitement” efficace contre les fatigues érectiles.
Il se raconte donc que certains, au village, une fois la nuit tombée, recouraient à Pinkie avant d’officier. Certains la mettaient sous l’oreiller, d’autres au pied du lit… Il se raconte aussi que Grossard ne disait pas que des bêtises, mais comme tous les gens savants, il n'était pas toujours compris.