– Fin 1992 –
Nous étions alors fin 1992, après un passage à vide – appelons ça ainsi – je m’étais remis au travail et le livre avançait bien ; j’avais eu raison de me séparer du dossier jaune que Nora m’avait confié. Évidemment, je n’avais toujours aucune nouvelle d’elle, j’aurais donc à me passer du cahier noir, qu’il ait existé ou pas.
Un soir, en novembre je crois, après une promenade aux Tuileries (on m’avait conseillé d’éviter désormais le jardin du Carrousel et autres lieux « chargés d’histoire », enfin, chargés de la petite histoire, ma petite histoire), j’étais remonté jusqu’à la place de la Concorde puis j’avais pris l’allée Marcel Proust. Je voulais jouer les touristes et aller caresser, moi aussi, les fesses des sculptures monumentales de Botero installées sur les Champs-Élysées. Bien sûr, ces Colombiennes de bronze, froides et lisses, ne pouvaient rivaliser avec notre Dina callipyge (jamais Nora n’aurait trahi Maillol) ; je les trouvais néanmoins séduisantes et attendrissantes (j’aurais quand même aimé avoir son avis). J’avais ensuite poussé jusqu’au Gaumont-Ambassade pour voir Les Nuits fauves de Cyril Collard. Romane Bohringer était très belle (elle avait la même silhouette que Nora, elle était instinctive et habitée comme elle – l’hystérie en plus).
Nora recommençait à se faire très présente, j’avais beau éviter le Carrousel ou le Vert-Galant, ne plus lire Gary, ne plus écouter Queen ou Renaud, elle revenait se glisser dans chacune de mes pensées, malgré des parcours inhabituels, elle me retrouvait toujours en chemin ; elle ne cessait d’ouvrir des parenthèses qui trouaient mon texte de plus en plus obstinément. Elle me manquait. Nora me manquait et j’avais besoin de voir son prénom écrit.
Pourquoi lui avais-je dit, la dernière fois chez Angelina, qu’on ne faisait pas demi-tour dans la vie. Encore une phrase creuse de philosophe débile. Quel vaniteux crétin je faisais ! Quelque part dans le texte sur le voyage de noces à trois, Louis-Gonzague, l’ami du comte, dit à Yvonne qu’elle a une saison d’avance sur les autres, moi, j’en ai toujours deux de retard. Résultat : j’avais laissé filer la femme de ma vie. Minable et pathétique.
Bon, mais s’il était encore temps ? Encore temps de faire demi-tour. Et si pour une fois, j’osais, si je voulais et décidais plutôt que de laisser le destin choisir à ma place pour ensuite me lamenter ? Ça faisait un peu plus d’un an que j’enquêtais sur le passé d’Odette, je pouvais peut-être me consacrer à la recherche de Nora.
Je partais donc avec l’idée de retrouver Nora. Retrouver Nora. (J’aimais ce prénom, court et lumineux – évidemment je ne lui avais jamais dit – il était concentré dans quatre petites lettres et ouvert pourtant à l’infini, ouvert sur le nord, bien sûr, mais sur le sud aussi par son origine arabe). Nora. Je devais bien concéder piteusement que si je ne l’avais pas retrouvée plus tôt, c’est parce que je ne l’avais pas cherchée. Gros nigaud, abruti, molasse ; j’étais un cancre en amour. Nora. (Je me rappelle maintenant l’avoir entendue dire une fois, je n’y avais alors pas porté attention, « c’est curieux ce prénom qui commence par dire non, ça ne me ressemble pas »). Ce n’est pas parce que l’on est rêveur que l’on doit être paresseux. Cesse d’attendre et espérer, vieil imbécile, agis !
Requinqué et excité, je me lançais donc sur les traces de Nora. Mon enthousiasme renaissant allait vite s’essouffler. Je réalisais que je n’avais ni adresse ni téléphone.