Avant de rentrer à Paris, j’avais quand même voulu passer au cimetière de Lons-le-Saunier. Je n’avais évidemment retrouvé aucune trace des cendres dispersées d’Odette, en revanche, j’avais vu, de mes yeux vu, sur une tombe mal entretenue, une plaque difficilement lisible, mais sur laquelle était écrit sans aucun doute ??onne Grandclé?t, ??94-1968. Même prénom, même nom, mêmes dates. Troublant n’est-ce pas ?
Les deux fils du réel et de la fiction s’entrelaçaient vicieusement pour en former un troisième indémêlable.
J’étais encore retourné à Baume-les-Messieurs. Je n’avais retrouvé aucune trace d’Odette, rien à l’état civil, rien au cadastre ; dans le village, très propre et joliment fleuri, j’y avais rencontré surtout de sympathiques Parisiens reconvertis et des touristes hollandais ou allemands ; j’avais interrogé quelques vieux, ils n’avaient aucun souvenir d’une Odette, aucun souvenir d’une mercerie ou d’une cordonnerie. Ici, on peut tout vous dire sur le quotidien des moines au IXe siècle, mais entre 1900 et 1950, c’est le trou noir. J’étais allé au cimetière communal : rien sur Gustave ou Lucienne, rien sur Charles-Marie Bélurier. C’est au moment de partir que j’avais remarqué une tombe au nom de Charles-Marie Nusillard, mort pour la patrie en 1914 ; les dates de naissance et de mort correspondaient à celles de notre Charles-Marie !
Je ne savais plus que croire. Qui avait existé ? Qui avait été romancé ? Qui était un personnage de fiction, et inventé par qui, par Odette ? par Nora ?
Et puis je me ressaisissais, comment douter ? Bien sûr, une certaine Odette, Bélurier ou non, avait existé. Les cassettes l’attestaient. (Enfin, l’avaient attesté, je dois employer le passé, car dans un moment de profonde désillusion, j’avais tout jeté, cassettes, manuscrit, fiches... Je pensais que c’était le seul moyen de terminer le livre et surtout de ne pas réveiller une schizophrénie latente).
Je me souvenais très bien de ces enregistrements, ce n’était pas Nora qui parlait, c’était la voix d’une vieille femme qui s’exprimait avec sincérité et émotion, à l’évidence. Et les autres aussi ont existé, je dois me ressaisir. Allons, comment pouvais-je soupçonner ainsi Nora de m’avoir trompé ? Manifestement, Odette, Yvonne et Séraphin avaient laissé des traces. Et les traces, c’est normal, c’est toujours partiellement effacé, parfois même, c’est à la limite du visible. Le temps travaille ainsi, et c’est heureux ; le présent et le futur ont besoin de place pour être accueillis et c’est l’oubli qui se charge d’en faire. Tout cela était très ancien, il était inévitable que la broderie fût incomplète. J’étais naïf, j’ignorais tout du métier d’historien, je pensais que l’on pouvait ouvrir le livre du passé et y voir se redresser les morts, intacts et souriants, comme dans ces ouvrages pour enfants où à chaque page tournée, par un habile système de pliage, des animaux, des personnages ou des paysages surgissent hors du livre, en trois dimensions. J’avais injustement soupçonné Nora, c’était le temps le coupable, pas elle.