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C'est Peu Dire

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Un Reste À Retrouver

4 novembre 2018 7 04 /11 /novembre /2018 03:42

À Lons toujours, j’avais trouvé un certain Jean-Denis Livarot, Lédonien de souche, qui m’avait confirmé l’existence du garage des frères Grosjean, avenue Jean Moulin. Ils faisaient de la petite mécanique et de la vulcanisation, jusque dans les années soixante. Ils avaient par ailleurs un magasin de cycles et vendaient des Solex et des Motobécane. Il y avait un vendeur, un vrai clown, qui faisait des démonstrations en ville. « Attendez, oui, il s’appelait Séraphin, c’est ça, oui, oui, Séraphin, les enfants le suivaient dans les rues en criant son nom. Voilà, regardez, c’était à peu près là, si je me souviens bien, juste là, à la place du Spar. » ATAC, Spar, décidément, la grande distribution semblait s’être liguée pour effacer Odette et son monde. Malgré tout, les choses se confirmaient, à tout le moins pour Séraphin.

Évidemment, j’étais allé voir rue des Cordeliers où le trio avait vécu, mais je n’avais pas le numéro. Je demandais si l’on se souvenait de deux femmes qui auraient vécu ensemble, dans les années cinquante. Ma question semblait toujours suspecte alors vous pensez bien que je n’osais parler de ménage à trois. Aucune trace d’Odette, aucune trace d’Yvonne pour le moment.

À mon tour, je me mettais à formuler des hypothèses. Nora aurait bien retrouvé la trace de son grand-père Séraphin, mais Odette aurait inventé leur histoire et imaginé un monde riche en événements, et totalement fictif.

J’étais à la fois un peu déçu (je finissais par les trouver sympathiques tous, Gustave, Berthe, Yvonne et Odette), mais soulagé : l’enjeu n’était plus le même et je me disais que je terminerais plus facilement le livre, un peu comme un jeu – je veux dire comme un roman. Il ne s’agissait plus d’une enquête historique, mais d’une fiction. Je savais faire.

Les mondes imaginaires paraissent toujours profonds, riches et sans limites aux lecteurs, beaucoup moins étriqués et plats que le monde réel. Peut-être est-ce pour cette raison que les fictions plaisent tant. C’est l’inverse pour les écrivains, enfin pour moi ; le réel me semble incroyablement complexe, plein de recoins, de plis, de zones cachées et peuplé d’une foule d’inconnus aux réactions totalement imprévisibles. Comment en parler sans être submergé ; au nom de quoi trier ? Le réel me laisse désemparé et muet, un peu comme un commentateur de football qui serait devant cent écrans de télévision et qui aurait à commenter cent matchs différents en même temps. Au contraire, l’imaginaire est à ma taille : des distances courtes, des événements sommaires, une faible densité humaine, seulement quelques personnages, et à la psychologie prévisible. Bien sûr, j’apprécie quand parfois un personnage se rebiffe un peu et me refuse tel événement ou tel trait de caractère que je voudrais lui imposer ; j’aime quand il m’emmène dans une direction que je n’avais pas prévue. Mais à la fin, rien ne dépasse du cadre de ma page et mon stylo règne en maître dans ce monde à deux petites dimensions.

Perdu dans mes réflexions, j’avais marché dans les rues de Lons-le-Saunier et m’étais retrouvé par hasard rue du Commerce, devant une mercerie. Je n’avais pu m’empêcher d’entrer. J’avais rencontré Juliette Aubry qui tenait le magasin depuis presque cinquante ans, son mari Michel venait de décéder. Je reprenais mon enquête. « Oui, mais bien sûr, j’ai très bien connu Odette ! Et comment, je m’en souviens parfaitement. Elle passait souvent au magasin, elle nous faisait des broderies sur les coussins ou les nappes ; mon Dieu qu’elle était douée ! Ah ça non, je n’en ai pas gardé, vous pensez bien, ça partait tout de suite les broderies d’Odette, vous comprenez, c’était presque des œuvres d’art, ses napperons ; attention, ses coussins brodés, c’était pas fait pour s’asseoir dessus, surtout des popotins comme le mien, saperlipopette ! Et puis, je ne sais plus bien quand, après la mort de sa sœur avec qui elle vivait je crois, peut-être en 1970, peut-être avant, elle a quitté Lons. Je ne l’ai jamais revue. »

Badaboum ! Et voilà que mes hypothèses s’effondraient ! Odette redevenait bien réelle comme Yvonne (sa sœur ou sa cousine). « Comment vous dites, Bélurier ? Non. Odette Grandclément ? Non plus. Ça ne me dit rien ces noms-là. Flûte alors, si Michel était encore là, il aurait pu vous dire, mais moi non. Je crois que je l’appelais toujours simplement Odette. »

Comme par magie, Odette réapparaissait, et ce n’était pas son fantôme, c’était bien Odette en chair et en os, il lui manquait seulement son patronyme. J’avais alors éprouvé les mêmes sentiments qu’auparavant, mais pour des raisons inverses, j’étais déçu car ce livre serait donc autre chose qu’une œuvre de fiction pure, mais j’étais heureux car je retrouvais Odette, Yvonne et Séraphin dans la vraie vie.

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