Pourquoi n’avait-elle pas envoyé ce fichu cahier noir ? Que pouvait-il contenir de si tragique ? Avait-il seulement existé ? Finalement, cela m’importait peu. Pour être honnête, le monde retrouvé d’Odette m’intéressait moins que la disparition de Nora.
Pourquoi avait-elle disparu ? Perdre l’amour pour le sauver – je répétais cette phrase en boucle – mais c’est insensé, on ne sauve rien en le perdant. Il y a un minimum de sens requis en deçà duquel c’est le chaos total. Moi, je la perdais pour la deuxième fois, qu’est-ce que j’avais sauvé ? Des souvenirs ? La belle affaire, c’est juste bon à alimenter une dépression.
Ou peut-être était-ce moi qui n’avais pas eu les mots ou les gestes pour retenir celle que j’aimais. Je m’en voulais, comment peut-on aimer autant et comprendre si mal !
J’ai recommencé cinq fois l’écriture du livre. Un récit, peut-être, plutôt qu’un roman. Je n’ai toujours pas de titre (je pense tout simplement à Moi, Odette Bélurier, mercière à Baume-les-Messieurs). Ces histoires m’obsèdent et je sens que je dois m’en séparer, pour Nora, pour moi. Je vais mieux, mais reste fragile. D’elle aussi, je devrais me séparer. J’ai la nostalgie trop mélancolique ; j’aimerais, si c’était possible inventer une nostalgie légère, une nostalgie saine et féconde et pouvoir garder mes souvenirs, joyeusement, sans me morfondre. Elle mérite mieux que ma neurasthénie. Pouvoir la garder à distance, dans le ciel bleu de ma mémoire. Comme un cerf-volant.
Je sais que je ne la reverrai plus. Si j’avais été moins paresseux, j’aurais cherché à la comprendre, j’aurais pu essayer de faire pour elle ce qu’elle avait fait pour Odette. Elle avait dû subir de vrais traumatismes. Je ne l’avais pas comprise.
Une chose m’avait étonné au début de notre relation sans que cela m’ait inquiété ; aujourd’hui je crois comprendre mieux. En fait, nous n’avons « vraiment » fait l’amour qu’à partir d’avril ou peut-être mai. Avant, nous nous couchions nus, nous nous caressions pendant des heures et quand je n’en pouvais plus de désir, elle me masturbait ou me suçait. Elle semblait satisfaite ainsi. Je m’étais habitué à cette façon de faire, j’aimais et je ne posais pas de questions. Elle avait un corps magnifique et une peau d’une douceur extrême. Ce corps, tellement excitant, il fallait le voir nu pour l’apprécier car elle portait toujours des pulls très amples aux manches trop longues. Dehors, dans la rue, elle n’était pas très tactile, pas très expressive, parfois j’essayais de lui prendre la main, mais cela ne durait jamais très longtemps. De retour dans la chambre, elle devenait câline et sensuelle et ouverte. Mais dehors, dans la rue, non, quelque chose n’allait pas.