À ce jour Nora ne m’a toujours pas envoyé le cahier noir ; elle ne le fera pas. Je ne l’attends plus. J’ai presque fini son livre. Nous sommes le 5 mars 1994 ; je le sais parce que Cyril Collard est mort il y a un an exactement. Il avait trente-cinq ans. C’est commode ce truc d’Odette d’associer les événements.
Cela m’avait fait quelque chose, sa mort. Il avait le sida. Je n’étais pas un proche, mais je l’avais croisé dans les années soixante-dix au lycée Hoche, à Versailles. Une certaine distance nous avait rapprochés, je veux dire distance au monde, aux valeurs, au sens. On écrivait tous les deux ; on avait échangé nos textes. Il était prolixe déjà, et très lumineux, étonnamment. Et puis évidemment, je pensais à son film, Les Nuits fauves et à Lora (jouée par Romane Bohringer) qui ressemble un peu à Nora, à une lettre près le même prénom, les yeux noirs, la frange, les cheveux longs, les seins, l’insolence, la joie de vivre (à la différence que je n’ai jamais vu Nora s’effondrer). Moi, je ne ressemblais ni à Jean, ni à Samy, les deux autres pointes du triangle fou de ce film. Je venais d’apporter les dernières corrections au chapitre du « mariage à trois » d’Odette et je le comparais au trio infernal du film, Jean, Lora et Samy ; ils étaient aux antipodes. J’avais aimé ce film, mais j’en étais sorti harassé : le sida, les cris, la jalousie, le masochisme, la drogue, la vitesse, les ratonnades, l’hystérie, la passion. Le film d’un homme avide et pressé, attendu par une mort impatiente qui allait effectivement l’attraper quelques mois plus tard ; la fureur de vivre d’un condamné à mort.
Bien sûr, notre histoire d’amour n’avait rien à voir, nous étions lents, Nora et moi, sains, simples et nous étions deux, enfin c’est ce que j’ai toujours cru. Je me demandais néanmoins s’il n’y avait pas dans ce film une explication à la disparition de Nora. Nora aurait réussi là où Lora avait échoué : partir quand l’amour est à son zénith, totalement pur, partir avant qu’irrémédiablement il ne décline ou se délite et se transforme en ses contraires monstrueux, la folie ou la haine. Perdre l’amour pour le sauver ?
Mais non, c’était répondre à l’impossible par l’absurde, c’était lâcher la proie du quotidien pour l’ombre du mythe. Ne se cachait-il pas là aussi le mensonge romantique cher à Nora. Je n’avais pas les épaules d’un héros et ne voulais pas de son destin fatal ; je ne voulais pas être le personnage principal d’une histoire extrême, je ne voulais pas de la vie de Jean, brûlante, urgente, sans concessions. J’étais prêt à en faire, moi, des concessions, et une promenade lente au jardin des Tuileries, une sieste au Vert-Galant ou un navet au Paramount-Opéra m’auraient suffi. Je ne voyais pas en quoi l’excès, la frénésie et le désespoir étaient grandioses : mensonge romantique. Je n’avais pas soif d’absolu, ni faim de transcendance : mensonge romantique. Toutes ces formules ronflantes me semblaient ressortir à une pseudo-philosophie d’adolescents attardés. Et puis, ce qui était sublime au cinéma pouvait être inepte dans la vie. C’est pourtant très clair, le monde n’est pas un écran et la vie n’est pas un film.
Une des premières fois que j’avais vu Nora poser une question sans enchaîner sur une multitude d’hypothèses ou une chanson de Renaud, c’était au square du Vert-Galant, on lisait Les Cerfs-volants de Gary. « Est-ce que tu sais ce que c’est l’amour, toi ? est-ce autre chose qu’un film ou une histoire ? » Je n’avais pas trouvé les mots et j’étais resté silencieux parce que je cherchais une réponse savante, là-haut, dans mon cerveau. J’aurais dû lui répondre que l’amour filmé ou écrit n’est pas l’amour, que l’amour ne supporte ni la caméra ni le stylo ; j’aurais dû lui dire que l’amour, comme la vie, peut être ordinaire, avoir ses moments d’hésitation, être courbaturé au réveil, avoir envie de silence et de solitude, j’aurais dû lui dire que l’amour s’accommode de la grisaille du quotidien et se dit parfois dans une prose peu inspirée. Ce n’est pas pour autant un amour que l’on économise, un amour à feu doux ; ce n’est pas un amour chétif que l’on ne sort que les jours de printemps. C’est un amour simple, un amour à vivre, un amour artisanal à fabriquer, à entretenir, à réparer en permanence. Alors bien sûr, ce n’est pas très romantique cette idée, pas même romanesque, peut-être est-ce tout simplement réel et, c’est vrai, le simplement réel ne fait pas de grandes histoires passionnantes. J’aurais dû lui répondre cela ; je ne sais pas ce qu’elle en aurait pensé.