« Mais, Nora, je ne savais pas que tu avais une fille. »
« Tu ne pouvais pas le savoir, je l’ai eue bien après notre rupture. Et moi je ne te savais pas si à l’aise avec les enfants, mais tu en as peut-être maintenant, ou bien des neveux ou des nièces. Enfin, ça ne me regarde pas. Écoute, je voudrais te parler d’autre chose. »
Nora ne souhaitait pas en dire plus sur le sujet, je la connaissais, ce n’était pas la peine d’insister. J’aurais pourtant bien aimé connaître la date de conception de Zaïna. Une question d’homme sans doute. Cela ne pouvait pas être avant notre rupture (enfin rupture, c’est elle qui employait ce mot, il serait plus juste de parler de disparition, de fuite lâche et sans explication) ; cela devait être juste après, mais vraiment pas longtemps après. Je préférais ne pas calculer. Et puis j’essayais de me convaincre que je n’avais pas le droit de l’ennuyer avec ces questions. Mais quand même, à peine un mois après !
« Tu te souviens un peu de nous ? Je ne sais pas si je te l’avais dit à l’époque, mais personne ne m’avait fait l’amour comme toi, c’était trop... »
« Écoute Nora, je suis content d’avoir de tes nouvelles après tout ce temps et je suis très flatté, mais s’il s’agit de cela je préfère te dire tout de... »
« Attends, jeune homme, laisse-moi parler. Il s’agit de tout autre chose. Ce qui m’avait frappée quand je t’ai rencontré, c’était ta douceur, tu vois, ta gentillesse et au début, quand tu me parlais de Romain Gary ou de Georges Perec, je t’écoutais à moitié parce que je me demandais si tu étais aussi doux quand tu couchais avec les filles. C’est ça qui m’intéressait ! Je n’ai vraiment pas été déçue. »
« Qu’est-ce que tu veux Nora ? »
« Tu comprends, ce n’était pas une question de performance, c’était juste cette incroyable douceur qui se diffusait lentement. Moi, j’étais toujours dans le combat et l’affrontement, je donnais des coups et toi, tu m’apprenais à recevoir des caresses. Mon corps en a gardé un souvenir précis : je sentais le plaisir monter le long de la colonne vertébrale et se répandre dans le corps à chaque intersection, ça suivait, je ne sais pas, le réseau des nerfs ou des muscles, et ça continuait à monter encore jusqu’à la nuque, bien sûr c’était plus fort dans le ventre, tout rayonnait à partir de là, ça durait, ça durait, ça durait, c’était divin. Je me sentais comme pleine de ton amour. Bon, c’est un peu cucul la praline, tu vas trouver la formule trop nulle, mais tu m’as appris à aimer mon corps, et ça en me caressant. »
« Peut-être, tant mieux pour toi, mais moi je ne comprends pas pourquoi tu veux me revoir aujourd’hui, cela fait dix ans que tu es partie, tu me parles de notre sexualité et tu me présentes toute ta petite famille ; je ne serais pas étonné que tu m’invites à l’anniversaire de ta fille pour que je rencontre ton ex-belle-mère. Le temps peut ressembler à un long chemin, Nora, on peut ralentir ou accélérer, on peut même se retourner et regarder derrière en sanglotant, mais on ne fait jamais demi-tour. »
« Oui monsieur le philosophe, je suis d’accord. Détends-toi, je ne vais pas te manger, je vais t’expliquer. Tu te rappelles un des premiers matins je t’ai demandé : est-ce que tu écris comme tu fais l’amour ? Alors tu m’as fait lire un passage du roman sur lequel tu travaillais, Les Caresses du temps. J’en ai pleuré, c’était trop beau. »
« C’était Les Gestes du temps. Moi aussi, pour ne rien te cacher, j’ai pleuré, beaucoup pleuré quand j’ai lu ton mot courageusement déposé dans ma boîte aux lettres. "Je te quitte, ma tendresse, je t’aime trop. Nora." Trop était souligné. J’étais anéanti, tu sais cela ? détruit, laminé, tu ne peux pas imaginer à quel point j’étais désespéré, c’était comme si plus rien n’avait de sens, tu comprends, il n’y avait plus de haut, de bas, de droite, de gauche, je ne savais où aller, que faire, que dire. Et puis j’étais très énervé aussi, je n’avais jamais compris ton usage de l’adverbe "trop". »
« Je te reconnais là, tu es sans doute le seul homme au monde capable de faire l’analyse grammaticale d’une lettre de rupture. Mais je sais que tu ne mens pas. »