Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
  • Contact

Et Moi

  • AR.NO.SI
  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

12 juin 2025 4 12 /06 /juin /2025 02:12

[Troisième partie du feuilleton Le Voyage de Nubecito. Après s’être perdu sur les côtes mexicaines, le jeune cumulus hawaïen a été pris en charge par Ludmilla et Brad qui ont pour mission de le ramener chez lui. La première étape les a fait traverser le Mexique. Puis Brad, devenu Nov, a rejoint Le Havre à bord d’un porte conteneur. Il continue sa route, direction Istanbul, en vélo d’abord.]

 

– Dernier petit déjeuner à bord, Nov, si tu veux, je peux te réchauffer les quenelles de brochet, mais j’ai pensé que tu préférerais tes tartines de Nutella. Alors, comment se présente votre remontée de la Seine ?

– Pour le moment, tout va bien, répondit Laurence. On a rendez-vous au Colombus Café avec Manon et Magali. Départ prévu vers dix heures.

– Bien. Vous avez trois jours de beau temps prévus. Sam arrive, il a des choses pour vous. Moi aussi Nov, j’ai un petit cadeau. Tiens, tu sais que je ne suis pas un grand liseur, comme on dit. J’adore écrire, mais je n’ai lu qu’un seul vrai livre de toute ma vie. Le voilà, je te le donne, c’est Moby Dick.

– Merci Moby, ça me touche. Mais il est énorme ce bouquin. Six cents pages. Je vais mettre un an à le lire.

– Alors tu seras plus rapide que moi. Ça m’a pris cinq ans. C’est de là que vient mon surnom, on me voyait tout le temps avec ce livre. Mais bon, c’est normal, il y a plein de livres dans ce livre, c’est comme si tu lisais une bibliothèque entière. Regarde, j’ai souligné un passage au chapitre 99. « Mais halte ! à partir de là, toi le bouquin, tu mens. En vérité, vous devriez savoir mieux rester à votre place, vous les livres ! » J’ai même écrit le texte original :  “Book! you lie there; the fact is, you books must know your places.” Je ne sais pas exactement ce que ça veut dire, mais j’aime bien l’idée que les livres doivent rester à leur place, je veux dire ne pas remplacer le monde, la mer, les baleines et les marins, enfin, c’est ce que je comprends. Je ne sais pas ce que tu en penses ; peut-être que ta mère ne serait pas d’accord.

– Je lui demanderai. Je ne sais pas. Vera aussi aime les livres, mais souvent c’est pour les lire aux autres, à Diego son père ou à moi. Ça nous lie. C’est drôle d’ailleurs, tu as remarqué, en français, à l’oreille, on ne peut pas distinguer je lie de lier et je lis de lire, ou tu relies et tu relis.

– Je ne voudrais pas toujours tout ramener à moi et à mes idées d’urbaniste, mais regarde Moby. Tu demandes aux livres de rester à leur place et toi, tu en dé-places un pour le faire voyager. Moi non plus je ne suis pas très livre, mais ce que je comprends, c’est que leur place, ce n’est pas un endroit, mais un mouvement. Même les livres risquent l’embolie !

Elle a souvent des idées bizarres, Olga, mais je crois que je commence à comprendre sa philosophie. C’est difficile pour un nuage d’imaginer ce que c’est que lire un livre, mais je vois les humains faire. Apparemment, les livres contiennent des choses intéressantes, à l’intérieur, mais ce qui est intéressant aussi, c’est ce qu’ils font dire ou faire, à l’extérieur. Comme dit Olga, il faut du mouvement, il faut que les livres passent de mains en mains et que leurs mots passent de bouche en bouche. Je pense que c’est un peu pareil avec les amis. Il faudrait que j’approfondisse la réflexion, mais je crois que l’ami, ce n’est pas seulement celui qui est bon, à l’intérieur, c’est celui qui te rend meilleur, toi, son ami.

– Les bibliothèques sont des cimetières de livres, continuait Olga, et les livres sont souvent des alibis pour paresseux.

– Bonjour tout le monde, interrompit Sam, déjà à planer, à sept heures du matin ! Bon on va redescendre, j’ai quelques explications techniques à vous donner. D’abord, le traceur GPS pour Nov. Facile. Tu le mets au fond de ton sac et tu n’y touches plus. Il y a six mois d’autonomie. J’ai pris la couverture mondiale. Tu peux aller où tu veux, on sera avec toi. À la douane, si ça bipe, tu dis que c’est pour suivre ton sac en cas de perte ou de vol ; beaucoup de gens ont ça maintenant. J’enverrai un lien à ceux qui veulent te suivre. Deuxième chose, je vous ai prévu une petite application, Laurence. Il me faudrait les numéros de tes deux copines, comme ça, vous verrez en temps réel où vous vous trouvez tous les quatre et vous pourrez même vous appeler en visio à deux, trois ou quatre, juste en cliquant sur votre icône. Je n’ai pas eu le temps de mettre votre photo, donc ce sera votre initiale. Attention, ça pompe pas mal, alors rechargez votre téléphone tous les soirs. Toi Nov, tu auras sûrement une prise USB sur ton vélo, pense à brancher ton téléphone s’il est déchargé. J’aurais bien aimé vous accompagner jusqu’au café, mais on va faire un tour avec Sterren, elle va me faire visiter son pays. Puis il ajouta en français nous allons où finit le Terre.

– Ah ah, j’avais bien remarqué, hier soir, une joyeuse complicité, rigola Olga. Après le soleil couchant coréen, tu vas découvrir l’étoile montante bretonne. Remarque, avec quelqu’un de lunaire comme toi, on reste dans le thème et puis là où finit une route, une autre commence toujours. Je vous le répète, le mouvement, c’est la vie.

– Hier soir, on a tellement ri, Sterren et moi. Il faut que je vous raconte. Elle me dit dans son anglais – If you want I show to you my lovely Brest. Mais moi je comprends mal et je lui dis – What do you mean ! Your breast ?Yes Brest, my lovely city. Mais qui a eu l’idée d’appeler une ville comme ça ?

Tout le monde éclata de rire.

– Vous êtes vraiment des gamins. Même toi Moby, ça te fait rire, dit Olga. Vous savez, des Brest, il y en a dans tous les Balkans et même en Serbie.

– C’est vrai, c’est idiot, mais c’est drôle quand même. Tu as raison Olga, il y a aussi un Brest célèbre en Biélorussie. D’ailleurs, Nov, j’ai pensé que nous allions t’apprendre un peu de russe, Olga et moi. Première leçon aujourd’hui, quelques lettres de l’alphabet cyrillique. Brest en russe s’écrit Брест. Б c’est le B, р c’est le r, е c’est le e, с c’est le s et т c’est le t.

– D’accord. Pour les paroles, je débute, mais pour la musique, je l’ai déjà entendue quand j’étais bébé. Ça va peut-être revenir. Bon, c’est l’heure de partir. Sam, on se retrouve à Séoul, et nous, Moby, on se voit à Istanbul.

Après des adieux émus, il fallut bien se séparer. En allant vers le café Colombus, Laurence préféra expliquer deux ou trois choses à Nov.

– Tu auras le temps de faire connaissance avec Manon et Magali lors des étapes et tu te feras ta propre idée, bien sûr. Elles sont géniales, mais il y a seulement des sujets à éviter en ce moment. Magali est en plein divorce, c’est compliqué, alors on évite les débats sur le couple, la famille, les hommes… enfin, tu vois. Ne sois pas choqué non plus, elle est en “phase de reconstruction”, selon sa formule. C’est “découverte et expérimentation d’une quadra en liberté”. Elle se lâche un peu parfois, elle s’est coupé les cheveux et les a teints en rose fuchsia. Je te laisse découvrir le personnage. Manon, rien à voir. Elle est plus jeune, un petit de trois ans, en couple avec un homme “déconstruit” comme on dit, tu le verras, c’est lui qui descend les filles et le matériel en van. Ils sont chercheurs tous les deux. Tu peux parler couple et sentiment avec Manon, tu risques juste de l’ennuyer. Elle, c’est plutôt la trentenaire hyperactive qui performe en tout. En revanche, il y a un sujet à éviter : les baleines et les dauphins. Elle a vécu un drame.

– Sans blague ! Un accident, une noyade ? C’est horrible !

– Non, un drame professionnel. Après sa thèse sur les baleines à bosse, pour des raisons de financement, elle a dû changer de sujet de recherche et se consacrer aux concombres de mer. C’est déjà moins sexy. Un peu comme si tu étais formée sur un 32 tonnes et que tu doives ensuite conduire une voiturette. Les baleines, c’était ses amours de jeunesse. Alors elle a eu du mal à s’en remettre.

– Ah bon, c’est ça ! Je ne veux pas juger, mais de l’extérieur, ça ne me paraît pas si grave. Ça tombe mal quand même avec mon nouveau livre. Je vais essayer d’être discret. Et avec toi, poursuivit Nov, non sans malice, il y a des sujets à éviter.

– Ah, ah, gros malin. Eh bien, je te laisse chercher. Mais attention, ne te trompe pas ! Tiens, voilà on arrive, je vois le van. Bonjour tout le monde. Je fais les présentations. Voici Nov, qui a la gentillesse de nous assister. Nov, je te présente Manon, l’intello qui a tout organisé, son mari Clém, il va t’expliquer pour ton vélo, et voilà Magali, la clown du groupe.

– Rien de bien compliqué, enchaîna Clém. Voilà la bête.  Freins hydrauliques, cadre et roues en carbone, moteur et batterie Bosch avec une autonomie de 120 kilomètres, 13 kg sans les bagages. Deux sacoches et le porte-bagage. Vous avez droit à un sac de cinq kilos chacun. Et si vraiment vous aviez un gros pépin, je serai à Paris et je pourrai redescendre.

– Aujourd’hui, c’est l’étape la plus courte, explique Manon. Quatre-vingt-cinq kilomètres, jusqu’à Jumièges et la pause déjeuner à Lillebonne, on y sera dans deux heures. Allez, dix heures cinq. On y va. Je passe devant, Nov, tu fermes la marche et tu ramasses les blessés.

Partager cet article

Repost0

commentaires