À l’heure où je finis ce livre, j’en suis à douter de tout et je me dois de vous inviter, chère lectrice, cher lecteur, à la plus grande prudence. Laissez-moi vous donner les raisons de mon trouble.
Je vous avais déjà signalé mes réserves méthodologiques sur le travail de Nora. Elle voulait retrouver le monde perdu d’Odette, elle me semblait plutôt lui avoir inventé un univers fantastique voire fantasmatique ; je me demande aujourd’hui si Nora n’a pas fini par confondre, volontairement ou non, l’histoire d’Odette et la sienne. Odette n’avait pourtant pas eu une vie si tranquille et ordinaire, mais cela ne suffisait pas à Nora, elle lui voulait un destin tragique. Il y a donc deux Odette et deux mondes d’Odette (comme vous l’avez constaté en comparant les deux premières parties du livre que j’ai peu modifiées par rapport au manuscrit que Nora m’a confié). La difficulté vient de ce que, mis à part quelques traits excessifs ou scènes manifestement délirantes d’un côté et quelques faits objectifs aisément vérifiables de l’autre, il y a une zone médiane où les deux Odette tendent à se confondre pour engendrer une Odette grise et floue, mi-réelle mi-imaginaire, qui finit par avaler les deux autres.
– Fin 1991 –
Un peu après avoir reçu le manuscrit, j’étais donc allé enquêter sur place pour essayer d’y voir plus clair, vérifier quelques faits et lever quelques doutes. On devait être fin décembre 1991. (Je pourrais aisément retrouver la date, car c’était le jour même de la mort d’Hervé Guibert. Cela m’avait attristé. Il avait trente-six ans. Je l’avais rencontré quelques années auparavant au vernissage d’une exposition à la galerie Agathe Gaillard. Il laissait une œuvre importante déjà. J’aimais son écriture, comment s’y mélangeaient le plus tendre et le plus sordide, le plus cru et le plus élégant, le plus technique et le plus poétique. J’avais beaucoup apprécié son « roman » À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Il avait le sida.)
Baume-les-Messieurs, Lons-le-Saunier, Chalon-sur-Saône, je découvrais la région ; tout à fait charmante et à l’évidence, bien différente de ce qu’avait pu connaître Odette.
(À la gare de l’Est, j’avais racheté À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie en édition de poche. Comme le narrateur, je me sentais très seul. « J’entreprends un nouveau livre pour avoir un compagnon, un interlocuteur, quelqu’un avec qui manger et dormir, auprès duquel rêver et cauchemarder, le seul ami présentement tenable. » Comme Hervé mangeait et dormait avec Muzil, Bill et ses docteurs, je mangeais et dormais, moi, avec Nora, Odette et Séraphin. Et puis rapidement, j’avais eu honte de me comparer à lui, de comparer nos douleurs, nos destins, moi et mes petites malaisances existentielles.)
À Lons, j’avais rencontré Robert Fiévet. Un homme affable de plus de quatre-vingts ans ; il dirigeait encore le Groupe Bel (les Vache qui rit) et malgré son âge, il était plus intéressé par les projets que par les souvenirs. Pourtant, il se souvenait bien des années cinquante (il était déjà directeur général) et m’avait confirmé l’existence d’un Séraphin Bonito quelque chose, un ami de son beau-père, Léon Bel. « Oui, j’ai le souvenir d’un farfelu au grand cœur, un vagabond inspiré qui "traficotait" un peu pour Léon, mais je ne saurais vous en dire plus. Quant à cette histoire de vente à domicile de Vache qui rit, et en Suisse, à mon humble sentiment, c’est une bonne blague. »
Séraphin aurait donc existé, mais Nora avait aménagé la vérité, ou peut-être était-ce Odette qui, en brodeuse de talent, avait arrangé un peu la biographie de son amoureux. À moins que ce ne soit Séraphin lui-même, en bout de chaîne, le coupable : il aurait tout inventé pour distraire ses amoureuses. Rien de concluant pour le moment donc et je devais poursuivre l’enquête.