Vendredi, dernier jour
Adieu Stevenson ! Je ne vais pas te vendre au plus offrant, mais je vais quand même te laisser dans la bibliothèque du bateau et continuer sans toi. Je garde la version anglaise offerte par Ludmilla et laisse la traduction. Je prends le temps de relire la première page sur laquelle j’étais passé assez vite. On voyage pour trouver des amis, écrit RLS, mais plus encore, les amis sont “la fin et la récompense de la vie (the end and the reward of life)”. C’est drôle, avant je pensais que je n’avais pas besoin d’amis, que j’en avais assez, j’avais Ludmilla, Diego, les parents, les cousins, mes potes de Guadalajara. Mais là, j’ai trouvé des personnes tellement différentes. Ce n’est pas d’en avoir plus que j’aime, c’est d’en avoir d’autres. (Euh… quelquefois, j’aimerais bien que quelqu’un m’explique ce que j’écris !). Ah, une phrase encore pour finir. RLS écrit qu’on voyage tous avec un âne (all travellers with a donkey)”. C’est bizarre de penser ça et je me demande bien quel est mon âne. Nubecito ?
« Jolie Vera. J’ai encore un peu de mal à ne plus t’appeler Ludmilla quand je suis seul avec toi, mais ici tout le monde te connait comme Vera. J’ai reçu un bout de ton dernier mail, mais une partie était illisible, plein de caractères bizarres. Selon Sam, on a profité du wifi d’un paquebot en naviguant à côté de lui pendant la nuit, mais pas assez longtemps pour avoir des mails entiers. Ça m’a fait rire d’apprendre que Mam avait lu un de mes textes en cours en le présentant comme “une production imagée et sonore d’un jeune auteur contemporain”. Je ne suis pas sûr qu’elle soit très objective en parlant de son “fils préféré”. J’ai fini aussi mon journal de lecture de Stevenson. Je te l’enverrai dès mon arrivée au Havre. Je ne crois pas que ça plaira autant à Mam, j’ai peut-être un peu chargé la mule en le jugeant trop sévèrement. Pour la traversée de la Russie, ça se précise, mais j’ai encore des démarches administratives à faire. Si tout se passe bien, Moby m’accompagnera. Pour le moment, je me prépare à ma troisième étape jusqu’à Istanbul. Je te donnerai le détail. Ça commence par du vélo, puis du train et de la voiture ! C’est drôle cette impression, je sens que je change et en même temps, je sens que je suis toujours le même. Tu verras que tu me reconnaîtras facilement. Mais je n’arrive pas à bien isoler cette partie de moi que je garde et je ne sais pas non plus si c’est mon vrai moi, le plus profond ou juste comme une toute première couche de peinture qui résiste et qu’on n’arrive pas à décaper. En fait, ça ne me préoccupe pas plus que ça et – tu me connais – je ne travaille pas sur moi pour changer quoi que ce soit. Le gland ne se concentre pas pour devenir un beau chêne et pourtant, il pousse. Je suis un vrai gland – de ce point de vue ! Si, quand même, il y a une chose qui change. Je m’intéresse plus au monde, parce qu’en fait, c’est passionnant quand c’est raconté par des gens qui vivent ce dont ils parlent. Voilà, je te laisse. Demain, je t’appellerai en visio, je vais avoir du temps sur mon vélo. Can’t wait! Plein de bisous tendres, ma Ludvera. Ton Brov. »
La dernière journée à bord fut longue et chargée. Moby avait tout organisé et distribué des tâches à tout le monde. Dans la matinée la pilotine devait déposer le pilote, important, la fille de Glenn qui venait l’aider, sympathique, et le frais, essentiel. Le Commandant Le Douarin passerait ensuite au bureau et, dans l’après-midi, il irait chercher sa femme qui avait pour mission de le retenir un peu à terre jusqu’au repas surprise.
Comme toujours, quand Moby est à la barre, tout se déroule à merveille. La fête fut un grand moment. Des rires sincères, des débats animés et beaucoup d’émotion. D’abord tout le monde fut réuni dans le mess des officiers pour l’apéritif. On commença par les discours, celui de Xavier, un invité, un ponte de la CMA, ensuite le Second qui raconta deux ou trois anecdotes concernant le Pacha, puis le Pacha lui-même. Moby annonça qu’on allait passer à table. Il y eut alors comme une hésitation, un blanc, une gêne même. Comment, quelque chose n’avait pas été réglé ? Le grand ordonnancement millimétré de Moby déraillait ? Le Commandant fronça les sourcils, interrogateur ; Xavier regarda le Second, inquiet ; le Second se tourna vers Laurence qui chuchota quelque chose à son voisin et Moby fit des gestes discrets que tout le monde vit. Il manquait quelque chose. Le bateau était à quai et bien amarré, tout le monde était là, les discours d’usage avaient été prononcés, mais il manquait quelque chose. Bien sûr, il manquait le cadeau et la tradition voulait qu’il soit offert à la fin des discours. C’est Glenn, le vieux copain du Commandant qui vendit la mèche et fit retomber la tension.
– Avant de continuer, une petite explication. Notre cadeau de départ est un peu original. Il s’agit d’un repas gastronomique que j’ai préparé, assisté de ma fille Sterren et grâce à la cagnotte du personnel. Voilà pour vous donner une idée.
Il tendit au Commandant, aux officiers et aux invités les menus – enfin les parchemins enluminés de Moby. L’équipage rejoignit sa salle à manger et les autres, officiers, passagers et invités s’installèrent autour de la grande table du mess. D’un côté le Pacha, Madame Le Douarin, les amis et Glenn qui alternait présence à table et passages en cuisine, et de l’autre, les passagers ; entre ces deux groupes sociaux, Laurence, Moby, souvent debout lui aussi, et Sterren qui semblait préférer la compagnie de Sam à celle des quinquas, sexas et autres gradés.
La table était rectangulaire et longue, ce qui empêchait les conversations collectives, mais favorisait les discussions plus intimes. Avec discrétion et professionnalisme, Moby vérifiait que tout se passait bien et, passant d’un groupe à l’autre, glissait toujours un petit mot aimable, comme les mariés lors du repas de noce.
Le Commandant Le Douarin racontait comment il avait suivi sa femme au MuMa en traînant les pieds. Il l’aurait suivi dans n’importe quel concert, il aimait tous les genres, mais la peinture, ça le laissait de marbre.
– C’est sûrement une faute de goût, mais ça m’ennuie, moi, un tableau. Ça ne bouge pas, ça ne sent pas, ni ronronnement de moteur ni cri de mouettes ni goût de gigot de sept heures. Je respecte l’art et les artistes, mais ça ne m’émeut pas. Heureusement, il y avait cette magnifique exposition sur les paquebots pour fêter les quatre-vingt-dix ans de la traversée inaugurale du Normandie. Quelle aventure, quelle folie, quand on y repense.
– C’est un peu tard pour une reconversion, mais tu penses que tu aurais aimé dresser une de ces jolies bêtes, demanda Xavier ? Tu t’y connais un peu en domptage de monstres.
– Sûrement pas. Je préfère gérer vingt-mille boites que mille passagers et autant de personnels. Un conteneur, ça ne vomit pas, ça n’attrape pas le Covid, ça ne passe pas par-dessus bord et si ça tombe, ça coule sans appeler.
– Vous faites le dur Commandant Le Douarin, s’amusa Moby, mais si on vous appelle – sauf votre respect – Doudou le marin, ce n’est pas par hasard.
– Ah, ah, oui, je sais. Dis-moi Moby, j’ai une dernière faveur à solliciter. Pour faire durer ce magnifique cadeau éphémère, j’aimerais pouvoir garder un de tes menus. Tu vois, tout à l’heure au musée, j’ai vu des Pissarro, des de Staël et des Renoir, des chefs d’œuvres selon mon épouse, eh bien, ton menu, que je ferai mettre sous verre, me transporte infiniment plus. Est-ce que tu pourras me le signer aussi ?
– Volontiers, c’est un grand honneur pour moi. Allez, on continue, je vais chercher les quenelles de Glenn. Elles aussi, elles vont vous faire tanguer.
Moby continua son tour de table. Il s’assit un moment avec Olga et Nov.
– Ça aura été un conflit intérieur pendant toute ma carrière, expliquait Olga. Est-ce qu’on doit rester neutres, nous les humanitaires ? Est-ce qu’il faut dénoncer ce que l’on voit, la corruption, les crimes impunis, les abus de pouvoir… et risquer d’être chassé et abandonner les malheureux à leur triste sort ? Ou bien est-ce qu’on doit fermer les yeux et se faire récupérer, être complices en un sens ? Il y a en moi deux énergies qui se télescopent, tu comprends. Je dois aider et essayer de bricoler un bout de monde un peu meilleur, mais plus je vieillis, bizarrement, plus j’ai envie de manifester, de dénoncer et de renverser la table. Parce que vraiment, il y en a qui déconne.
– Tu sais Olga, tu en as déjà fait plus que nous tous réunis. Et tu dois être fière de toi. En tous les cas, moi je suis fier d’être ton ami, dit sincèrement Moby, et souvent je parle de toi et je dis combien j’admire ton engagement.
Tout le monde a l’air d’aller bien, ça me fait plaisir. Sauf que moi, je déprime. Je ne me remets pas de ce qu’Olga a raconté. Les bidonvilles. Les slums. Les favelas. Chaque pays a son mot, mais c’est à chaque fois la même misère. J’espère qu’elle a menti, ou au moins exagéré. Je n’en ai jamais vu de mes propres yeux, mais j’ai entendu des cousins qui ont survolé l’Afrique en parler. Bizarrement, tous disaient que c’est assez beau à voir d’en haut, ça ressemble à un patchwork complexe et coloré, bien plus joli que les grands centres urbains modernes, tout gris et monotones, et qui sont toujours voilés par une couche sale et puante. Et là, bam ! je découvre comment on vit ou essaye de vivre dans ces lieux maudits. Ça me rend triste. Mais le pire, c’est que ça ne semble pas gêner les autres humains. Alors, on pourrait se dire, peut-être qu’ils ne savent pas, comme moi je ne savais pas pour les toilettes volantes, mais en fait, tout le monde sait. Il y a des reportages là-dessus, il y en a même qui vont y faire du tourisme et prennent plein de vidéos pour les mettre en ligne et avoir des likes. L’humain est comme ça, et je suis un peu déçu ; la misère, ailleurs, ça ne le perturbe pas. En plus – mais pourquoi les choses sont-elles aussi mal faites ? – nous, les nuages, avec les vents, les pluies et les vagues, c’est toujours là qu’on tape le plus fort. Heureusement quand même, il y a des gens qui donnent beaucoup pour essayer de changer les choses. L’humain est comme ça aussi.