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C'est Peu Dire

  • : Les Restes du Banquet
  • : LA PHRASE DU JOUR. Une "minime" quotidienne, modestement absurde, délibérément aléatoire, conceptuellement festive. Depuis octobre 2007
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Et Moi

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  • Philosophe inquiet, poète infidèle, chercheur en écritures. 55° 27' E 20° 53' S

Un Reste À Retrouver

28 avril 2025 1 28 /04 /avril /2025 02:00

Samedi, huitième jour

Upper Gévaudan (continued)”. RLS quitte le monastère et reprend joyeusement sa route. Il en a fini avec la première partie de son voyage, finis la pluie, le vent et les paysages désolés, commence la deuxième partie, une descente “into the garden of the world”.  Effectivement, on a droit à un joli chapitre, “a night among the pines”, peut-être mon chapitre préféré, mais le texte anglais est très difficile, alors j’ai inversé – j’avoue – ma méthode. Je lis la traduction d’abord et retourne voir ensuite les mots de Bobby. Bob reprend sa méditation philosophique, c’est plus original cette fois, je trouve. Il compare la nuit dans une maison, sous un toit et la nuit à la belle étoile. Sous un toit, la nuit est “une période morte et monotone (a dead monotonous period)”, alors qu’en plein air, elle est “un léger sommeil vivant (a light and living slumber)” de plus, c’est un secret connu par les bergers et les vieux paysans seulement, vers deux heures du matin, tous ceux qui dorment dehors sont “rappelés à la vie (recalled to life)” par “une caresse délicate de la Nature (a gentle touch of Nature)”. Celui qui dort dehors s’échappe “de la Bastille de la civilisation” et redevient un moment “une brebis du troupeau de la Nature (a sheep of Nature’s flock)”. Bon,le vocabulaire biblique peut agacer, mais c’est vrai qu’en construisant nos murs et nos toits, non seulement on s’est inventé des dangers imaginaires, mais en plus, on a permis que des crimes bien réels soient commis en toute discrétion et souvent en toute impunité. Je m’éloigne peut-être du sujet, mais j’ai lu que la maison était un lieu moins sûr que la rue. Je ne parle pas des accidents domestiques, mais des viols et violences intrafamiliales. La Bête du Gévaudan a sans doute fait moins de victimes que le mari violent ou l’oncle pervers. (OK, là, je me suis perdu, mais après tout, c’est ça aussi le voyage.) Bobby termine son chapitre par un petit passage romantique sur le manque. Lui, le voyageur solitaire, le champion de l’autarcie qui se contente de saucisses et d’un havresac évoque “un manque étrange”. Comme c’est étrange ! “J’aurais voulu une compagne couchée près de moi… silencieuse et immobile, mais toujours à portée de main”. Alors là, la traduction ne me plaît pas du tout, il faudrait la changer. Mais le texte de Bobby ne me plait pas non plus, il faudrait le changer aussi. “A companion to lie near me… ever within touch”. Non et non, Bobby ! Ce sont les choses qu’on peut vouloir disponibles et à portée de main, pas une amoureuse. Quand même ! Louis Bocquet ne s’est pas embarrassé et a tordu un peu le texte (j’aurais fait pareil, pardon Mam !) “… une compagne… dont la main ne cesserait de toucher la mienne”. Le filou ! Bon, l’Écossais finit par se lever, joyeux et enthousiaste, tandis que la lumière inonde tout “d’un esprit de vie et de paix respirante (a spirit of life and of breathing peace)”. Il en rajoute peut-être un peu. Il va jusqu’à laisser quelques pièces sur l’herbe afin de payer cette nuit d’exception !

Il y avait une chose encore dont Brad n’avait pas parlé dans son Journal. La phrase de la compagne qui dort à côté était soulignée sur son livre. Après avoir vérifié attentivement, il avait constaté que ce n’était pas le même stylo qui avait écrit la dédicace et souligné ce passage. Il se demanda alors si ce n’était pas Ludmilla qui avait noté ce passage, comme pour lui envoyer un message. Alors qu’il se laissait aller à une douce rêverie, comme si la mélancolie romantique de Stevenson était contagieuse, il fut interrompu brutalement par Moby qui était accompagné d’Olga. Sans transition, il passa de la lumière sereine et chaleureuse du haut Gévaudan à la misère noire et impitoyable des bidonvilles de Rio.

– Bonjour Nov, Moby m’a déjà beaucoup parlé de toi. Je suis Olga. Mon anglais est imparfait, mais on va se comprendre. Je vais mieux. Moby t’a un peu raconté mon histoire, je crois. Je viens de terminer une mission longue au Brésil, São Paulo, Salvador de Bahia, Rio, enfin le Brésil quoi. Je n’ai rien connu de pire, pourtant j’en ai vu. Même Dacca. À Dacca, il y avait une petite fenêtre d’espoir. Tu connais Dacca ?

– Non, désolé.

– Et voilà, tout le monde connaît Rio, mais personne ne connaît Dacca. C’est pourtant l’une des plus grandes villes du monde. C’est la capitale du Bangladesh. Presque aussi peuplée que Tokyo. Évidemment, tout le monde connaît Tokyo. Et tout le monde veut aller à Tokyo. Mais personne ne va à Dacca. Dacca, c’est plus de vingt-cinq millions d’habitants. Dacca, c’est 70% d’habitants vivant dans des bidonvilles. Je te laisse faire le calcul. Dacca, c’est aussi une des plus fortes densités de la planète. C’est la ville de tous les records. Les gens adorent les records, mais personne ne connaît Dacca. Et personne ne va à Dacca. Remarque, ce n’est pas grave, dans vingt ans, un tiers du pays sera submergé par les eaux. Et là, qu’est-ce que j’apprends, que Trump veut leur imposer des taxes douanières de 37%. Parce qu’ils exportent beaucoup plus qu’ils n’importent des États-Unis. Mais cet homme a une calculette à la place du cœur et un grain de riz à la place du cerveau !

Olga parlait vite et beaucoup, mais avec un curieux accent serbo-brésilien qui rendait son anglais beaucoup plus facile à comprendre que celui de Sam. Et parfois, quand Brad faisait une moue d’incompréhension, Moby se lançait dans une traduction simultanée. Olga avait passé trois semaines au fond du trou après la mort violente de son compagnon, victime d’une balle perdue lors d’un échange de coups de feu entre gangs rivaux. Elle avait compris qu’elle n’aurait pas les ressources pour s’en sortir seule, alors elle avait laissé faire la chimie. Les antidépresseurs, le sommeil et la présence de son ami Moby l’avaient remise sur pieds.

– J’ai passé presque quinze ans au Brésil, c’est là que j’ai rencontré Octavio. Mais je préfère ne pas en parler, tu comprends. Octavio, c’est un de ceux qui ont le plus travaillé sur la réhabilitation des cortiços à Salvador de Bahia. Moi, j’étais plus sur les favelas, São Paulo, Rio, toutes les favelas cariocas. Mais surtout, la favela Rocinha, la plus grande d’Amérique latine, tu dois connaître. Tu as des notions d’architecture et d’urbanisme ?

– Non, pas du tout. Je fais des études de commerce international, mais je n’ai pas non plus de notions très précises de commerce.

– Je vois. Au moins tu es honnête. Les cortiços, ce sont des grandes maisons populaires où vivent plusieurs familles souvent très modestes qui partagent certaines pièces. Et les favelas… ben ce sont des favelas, des bidonvilles comme vous dites en français. Mais je ne peux pas encore en parler, c’est dur de parler de tout ça. Un jour, il faudra que je te raconte la vie là-bas parce qu’on dit tellement de conneries. Tu vis au Mexique, tu dois connaître un peu. Tu as vu La Cité de Dieu, je parie.

– Oui, j’ai vu le film. Et j’ai vu aussi Slumdog Millionaire. Et pour Octavio, ça s’est passé à la favela Rocinha ?

– Peut-être, mais je ne peux pas en parler. En plus je ne veux pas en rajouter sur ce slum déjà tristement célèbre. Ils n’ont pas besoin de moi pour la pub. Tu sais qu’on organise maintenant des favelas tours, de vrais safaris humains. Les favelas sont devenues des destinations touristiques prisées. Tu regarderas le documentaire Dark tourism sur Netflix. Le tourisme morbide. Je ne sais pas comment ça marche dans le cerveau des hommes, sans doute qu’ils aiment se rassurer sur leur condition minable en voyant plus misérable qu’eux. Mais je ne peux pas en parler. Je suis très en colère. On a tué Octavio qui a tellement fait pour le Brésil.

– Et la police a retrouvé les coupables ?

– C’est ça le problème. Qui est responsable ? Qui sont les vrais coupables ? Je vais te dire moi, ce sont les bobos comme toi, à Paris ou Berlin, les hipsters à New York, ceux qui ont la drogue propre et festive, c’est vous qui…

Moby interrompit Olga qui était très agitée et lui parla en portugais.

– Tu as raison Moby, comme d’habitude. Excuse-moi, Nov, bien sûr que tu n’y es pour rien. Je ne peux pas encore en parler maintenant. La question de la responsabilité est complexe. Tu comprends, la drogue, c’est un réseau tentaculaire. Des coupables, on en trouve toujours, s’ils sont encore vivants. Les pistoleiros, tu sais vous les appelez sicarios au Mexique, les tueurs à gages, de pauvres gamins, de plus en plus jeunes qui tuent et s’entretuent pour quelques dollars et qui ont probablement tué Octavio sans le vouloir, mais on oublie toujours à l’autre bout de la chaîne, le consommateur confortablement installé dans sa vie sans danger. Je devrais te parler d’autre chose. Tu sais, Octavio, tous les matins, il se levait avec le sourire et plein d’espoir et tous les soirs, il se couchait avec de nouveaux projets. Combien de cortiços il a réhabilités ? Et combien de familles il a relogées ? Et combien de quartiers il a illuminés ? C’était un bâtisseur humaniste, un magicien qui construisait du bonheur. J’ai du mal à parler de lui, j’ai du mal à parler du Brésil. Plus tard peut-être, je pourrai te raconter. En plus, moi, depuis Dacca, j’ai toujours été plus intéressée par le vide que par le plein, plus par les réseaux que par les structures. Moi, j’ai beaucoup “dé-bâti”.  Moby traduis-lui, s’il te plait, on dirait qu’il ne comprend pas.

– En fait, je comprends les mots, mais je ne comprends pas ce que ça veut dire.

– OK, son. Je t’explique. Tu sais ce que c’est les flying toilets ?

– Olga, il est déjà dix-huit heures, je suis en retard pour le service, en plus tu es nerveusement épuisée. Je te propose un truc. Vous allez vous reposer et on se retrouve au mess pour le dîner.

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