– Bonsoir, les enfants. Désolé pour le retard, j’étais retenu par Le Clézio, excusez du peu. On essaie de le faire venir pour parler de son dernier livre Identité nomade, ce sera plus probablement une visio-conférence ; pour compenser, il pense écrire quelque chose sur le Mexique, trente-cinq ans après son Rêve mexicain. Tiens, j’ai noté ça pour votre thème, « je ne voyage pas pour écrire ce que j’écris, mais j’écris pour pouvoir voyager. ». On en reparlera. Bon, tout le monde est prêt ? Très bien pour les tenues. On a réservé une table à 21h, c’est l’heure. Vous nous raconterez en détail votre journée Kahlo. Ludmilla ?
– C’était magnifique, frustrant, émouvant, turbador, épuisant, inspiring…
– … et healthy, délicieux, économique, compléta Brad. Je parle des torsadas au poulpe du marché de Coyoacán. C’était brutal ! Enfin une tuerie, quoi.
– D’accord. On va vite voir si le chef Ricardo est lui aussi brutal.
– Tengo hambre de tu boca, de tu voz, de tu pelo. Estoy hambriento de tu risa resbalada, quiero comer tu piel como una intacta almendra. Quiero comer la sombra fugaz de tus pestañas…, Pablo Neruda.
– Merci pour ta participation, Mam. Je résume et traduis : Pablo a les crocs.
– Oui mais la poésie préfère les détours. C’est un des nombreux poèmes d’amour que Neruda a composé pour Matilde. « Je veux manger l’ombre fugace de tes cils ».
– Mouais… J’aime bien les mots moi aussi, mais je préfère quand je comprends quelque chose. Je sais bien qu’un poème ce n’est pas un mode d’emploi, mais quand même, j’aime bien comprendre. Tiens par exemple, écoutez, j’ai noté ça sur mon nouveau carnet. « Voyager, c’est quitter la maison ; c’est laisser ses amis ; c’est essayer de voler. Voyager, c’est s’habiller comme un taré, c’est dire je m’en fous, c’est vouloir rentrer. » Alors ? C’est de Gabriel Garcia Marquez.
– Tu es sûr de toi, mon chéri ? J’aimerais bien avoir le texte en espagnol. Tu pourrais faire la recherche Ludmilla, s’il te plait.
– Voilà, on arrive, dit Swann. Place aux plaisirs des sens et aux nourritures du corps sans vouloir offenser vos esprits insatiables.
Swann choisit le menu dégustation et picora, en plus, dans toutes les assiettes. Brad opta pour les camarons a la talla au beurre de maïs grillé. Ludmilla, tout en faisant une recherche sur son téléphone et en racontant sa journée, se régala avec un filet de bœuf sauce avocat. Nadja, faisant flèche de tout bois, se lança dans une lecture trilingue de la carte qui semblait beaucoup l’amuser : « breaded fromage frit dans une sauce de frijoles negros, purée de cilantro et laminas de papa en mode street food ; thon aleta amarilla al pastor avec son grilled pineapple, ses oignons al vino tinto and a salad de coriandre ; pour les desserts, churros and rompope custard, le traditionnel lime pie avec tequila et meringue asada, le pastel de queso au piment poblano et à l’ice cream de vainilla a la veracruzana, arroz con leche aux trois textures with cinnamon… ».
– Bienvenue à bord, la cuisinière s’amuse !
– J’ai trouvé, interrompit Ludmilla ! El que busca, encuentra, comme dit Marcos. Alors, ton poème Viajar a bien été écrit par Gabriel García Márquez. Brad, primer juego. En espagnol, ça donne Viajar es marcharse de casa, es dejar a los amigos, es intentar de volar… Viajar es vestirse de loco, es decir ‘no me importa’, es querer regresar, etc.
– Ça alors ! Je n’ai jamais lu ce poème nulle part. Il a dû l’écrire à dix ans. Ça lui ressemble tellement peu. Tu as l’année de publication. De mémoire Gabo est né en 1927.
– Attends ! Poème écrit par Gabriel García Márquez, journaliste et écrivain… Mexicain toujours vivant. Homonyme du Márquez Colombien – Juego, set y partido para Nadja. Il a fini par signer Gabriel Gamar, parce que ça l’agaçait qu’on le confonde avec le prix Nobel !
– Ah ah, my bad ! Normal, moi aussi ça m’agacerait qu’on me prenne pour Brad Pitt alors que ma référence c’est Ray Bradbury. J’ai adoré Fahrenheit 451…
– Ah bon ! Tu as lu ça, toi, s’étonnèrent ensemble Swann et Ludmilla !
– … enfin, pas le livre, j’ai adoré le film que j’ai vu au moins cinq fois.
– Oui, l’histoire du pompier qui brûle les livres et dénoncent les lecteurs parce que lire est un acte antisocial, lire fait réfléchir donc nuit au bonheur. Décidément, j’ai l’impression que tout nous ramène toujours au livre.
– La vie des livres / Est vide et vile / Rire du devil / Viré des villes / Ridé vrillé / Délit de vie / Des vies débiles / Nada nihil / Brad qui délire / Guadalquivir / Dad qui dérive / Mam qui délivre / Y última / La Ludmilla / Que no rima.
– Bravo mon Pablito ! J’aime beaucoup ta prosodie syncopée et ta façon de décaler les accents toniques.
– Tu veux dire mon flow…
– Ah mais il peut en sortir un par jour, comme ça. Le plus incroyable, c’est qu’il improvise. C’est vraiment dommage de ne pas les noter.
Oui enfin, ce n’est pas non plus une perte inestimable, nota Nubecito, on n’est pas encore sur du García Márquez… C’est vrai qu’on en revient toujours au livre. Mais eux, ils ne se contentent pas de lire, en plus ils parlent des livres qu’ils lisent. Décidément, je n’aurais pas pu être un humain. Ni voulu. Ni aimé surtout. Ce que j’aime dans le fait d’être nuage, c’est le lent changement permanent qui fait qu’on est toujours autre chose. On ne reste jamais en place et on ne reste jamais ce qu’on est. On change, on se transforme, on se mélange, on disparaît, réapparaît… En fait on n’est pas. Il nous faudrait un autre verbe... Je ne sais pas s’ils ont écrit des livres là-dessus. Eux, je les vois bien, derrière des visages qui changent, ils essaient toujours de rester les mêmes, identiques.