– Quelque chose me dit que tu vas bientôt lire ton deuxième livre, Brad. Moi, ce qui m’a fascinée dans le livre de Sepulveda, ce sont les personnages et surtout le vieux qui lit des romans d’amour,Antonio José Bolívar Proaño – rien que son nom, c’est déjà un poème. Remarque, celui de sa défunte épouse, c’est mieux encore, Dolores Encarnación del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo, un annuaire à lui tout seul.
– Dis, si je me souviens bien, le tien n’a rien à leur envier ; c’est comment déjà ?
– C’est vrai . Inmaculada Concepción de Santa María de Los Angeles. Et le prénom complet de ma mère, c’est Purificación y Veneración de la Virgen de Guadalupe. Là on passe de l’annuaire au missel. On doit ça à ma grand-mère, c’était censé nous protéger des démons. Encore une histoire qu’il faudra que je te raconte. Tu vois, c’est toi qui fais exprès de me tendre des pièges pour que je me perde dans mes digressions. Donc, le vieux de Sepulveda m’a tout de suite fait penser à mon géant Harlequin. Sa définition des romans d’amour était très précise et m’amusait beaucoup, il fallait : 1. qu’ils soient affreusement tristes ; 2. qu’ils racontent des amours désespérées et douloureuses ; 3. qu’ils aient un happy ending. Ça correspondait exactement à mes lectures. Dans un passage du livre, il y a un des copains du vieux qui lui demande quel genre de livre d’amour il lit, celui avec des gonzesses riches et chaudasses ? (Je traduis de mémoire, mais je ne pense pas trahir beaucoup.) Antonio José Bolívar répond, non, « ça parle de l’autre amour, se trata del otro amor. Del que duele, celui qui fait mal ». Sublime ! J’adore. Je te retrouverai le passage.
Essayant de se frayer un passage parmi les volutes denses, grises et puantes des gaz d’échappement, Nubecito s’était rapproché du bus pour mieux entendre la conversation. Il n’en perdait pas une miette. On parlait de son sujet préféré, les sentiments humains. Je crois que je ne les comprendrai jamais, pourquoi est-ce qu’ils cherchent tous, avec autant d’énergie, à souffrir ? Les méchants, les pervers, les tyrans, on peut comprendre leurs motivations, en plus, ils ne sont pas très nombreux. Vouloir dominer et posséder toujours plus, jouir sans limites, tout rapporter à soi, c’est mal, bien sûr, mais on peut comprendre, disons que c’est l’instinct de survie qui a mal tourné. En revanche, se faire du mal, se nuire à soi, se détruire soi-même, non, et recommencer à chaque génération en connaissance de cause, là, je ne comprends plus. C’est complètement débile. Franchement, je me demande si la race humaine n’a pas été un peu surcotée.
– Voilà donc l’histoire de mon carton de livres. Toujours est-il qu’avec ce trésor de guerre, j’ai tenu plus d’un an parce que, quand j’en finissais trois, j’allais les échanger contre un nouveau chez Fernando, le bouquiniste du marché qui était ravi de renouveler son petit fonds de romans d’amour français.
– Ouf, on arrive. Ce n’est pas plus mal que l’on fasse une petite pause à Mexico. Est-ce que tu as prévu un planning ?
– Non, juste les grandes lignes, répondit Ludmilla en souriant. 21h30, diner avec tes parents. Minuit, dernier délai, au lit parce qu’il faudra se lever tôt. 8h30, rendez-vous avec Karolyn Broad à l’agence. 9h30, départ pour le tour « Diego et Frida, les amants monstrueux ». 18h, retour à l’appartement pour se changer. 21h, diner au Frida, le restaurant gastronomique. Ce n’est pas ce qui me plait le plus, mais ton père y tenait, pour rester dans le thème et parce que c’est l’anniversaire de Nadja ; il dit que c’est un des meilleurs de la ville. J’imagine : farandole d’assiettes vides, collection de fourchettes et tenue correcte exigée. C’est pour nous, ça ! Après-demain, matinée libre pour toi, Nadja m’emmène visiter le musée national d’Anthropologie. L’après-midi, on se retrouve, on a des courses à faire pour ton voyage. Le soir, dernière réunion du comité d’organisation de l’opération Viajes con una bruma ou le tour du monde d’un nuage égaré et du gars du 9-2 qui s’est généreusement et spontanément proposé pour le raccompagner.
– Jajaja, ils avaient mis du clown dans ta torta, non ? Bon, merci pour les grandes lignes, je vais attendre pour les détails. Au fait, « les amants monstrueux », vous pensez que ça va donner envie aux touristes de découvrir Frida Kahlo et Diego Rivera ?
– Non bien sûr, répondit Ludmilla en riant. « L’ogre et la boiteuse, les amants monstrueux », j’avais proposé ce titre à Jack, il m’avait dit que c’était insolite, mais pas très cool. Il a finalement préféré, « Frida et Diego, les amants révolutionnaires ». Tiens, voilà tes parents, c’est vraiment gentil d’être venu nous chercher en voiture.