– Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire de tour du monde. Et toi Ludmilla, depuis quand tu décides de ma vie. Tu n’es pas ma mère. D’ailleurs même ma mère n’a pas à décider de ma vie. Et d’abord il est où ce Nubecito ? Je regarde dans le ciel, alors oui j’en vois des nuages, mais je ne vois pas de Nubecito, pauvre petit nuage abandonné par sa copine la vague Ola et récupéré par le brave pêcheur Diego. Non, mais vous êtes tous devenus fous. Fais-le, toi, ce tour du monde.
– Écoute Brad, je comprends que tu sois un peu énervé. Pour le reste, justement, je ne comprends pas tout. Mais je le sais, ce voyage, tu dois le faire. Pas pour te changer, pas pour devenir un homme ou je ne sais quoi, mais pour devenir ce que tu es déjà, mais pas encore – enfin, je n’arrive pas à t’expliquer clairement. Tu es mon meilleur ami. J’aime ta lenteur, j’aime ta féminité, j’aime ton indolencia – je ne sais pas comment on dit en français –, j’aime que tu n’aies pas envie de devenir plus ceci ou plus cela. Mais je crois que ces qualités ont besoin du voyage pour s’épanouir. Tu te rappelles, Nadja dit souvent, “le voyage n’est pas affaire de déplacement, au contraire, il vous place”. Je crois que je commence à comprendre ce qu’elle veut dire. À la fin, bien sûr, c’est toi qui décideras. Ce que je sais, ou plutôt ce que je sens, c'est que ça sera bien pour toi, et ça sera bien aussi pour nous.
– Je suis d’accord, c’est moi qui déciderai. Bon, je vais faire un tour.
Brad était encore contrarié. Une partie de son cerveau avait pourtant entendu et retenu, sans les analyser, ces derniers mots, « pour nous ».
Brad et Ludmilla se connaissaient depuis longtemps. Ils s’étaient rencontrés lors de la première affectation de Swann au Mexique, il y a une quinzaine d’années. Il était chargé de développer le réseau des alliances françaises. Nadja terminait sa thèse sur le surréalisme et la guerre (« ils éteignent les étoiles à coups de canon », les poètes peuvent-ils les rallumer ?). Cette rencontre est encore une histoire dans l’histoire – et qui aurait pu très mal finir.
Un soir, alors que la petite famille rentrait à l’hôtel, il devait être dix ou onze heures, ils remarquèrent une fillette seule sur la plage qui fixait le large ; ils échangèrent quelques mots en espagnol. Elle attendait son père. Deux jours plus tard, à la même heure et au même endroit, ils la revirent. Intrigués, ils s’assirent à côté d’elle et entamèrent une conversation. Ludmilla avait sept ans et parlait beaucoup et vite. Ils apprirent qu’elle attendait le retour de la barque de son père qui pouvait rentrer ce soir, ou peut-être demain. Sa mère l’avait chassée de la maison, comme chaque fois qu’elle y ramenait ses clients. « Ma mère est une putain et quand mon père n’est pas là, elle ramène les hommes à la maison, c’est mieux payé qu’au bar, dit-elle sans émotion, donc, comme il n’y a qu’une pièce, elle me met dehors. » Abasourdis, Swann et Nadja essayèrent de dire quelque chose, mais rien ne vint. « Ça va, je suis habituée, c’est juste que je m’inquiète pour mon père, sa barque est usée et son moteur tombe en panne parfois. » Toujours incapable de réagir, Nadja parvint quand même à lui proposer de manger des churros au chocolat avec eux.
Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain pour aller faire une balade ensemble. Ludmilla les retrouva à dix heures. « Papa est rentré hier juste avant le matin, mais il n’avait qu’un petit thon jaune alors ma mère était furieuse, elle l’a frappé et lui a dit de repartir pêcher et de revenir avec de l’argent s’il voulait manger. » Ludmilla resta deux jours complets avec eux. « Ma mère ne s’apercevra pas que je ne rentre pas et si elle s'en aperçoit, elle sera contente. »
Ils se revirent souvent pendant ces années. Ludmilla était une enfant adorable, vive, joyeuse et tellement mature et intelligente. Elle apprit rapidement suffisamment de français pour communiquer avec Brad qui parlait mal l’espagnol.
Un soir, alors qu’ils la raccompagnaient, Nadja, après en avoir parlé à Swann, dit ceci à Ludmilla. Elle n’aurait pas dû. Ils n’en reparlèrent jamais ensuite, mais y pensaient encore parfois, quinze ans plus tard.
– Écoute Ludmilla, on est tellement heureux quand on est tous ensemble. On voulait te proposer quelque chose. Ta mère ne s’occupe pas de toi et ton père est souvent en mer. Alors si tu veux, on pourrait t’adopter, en échange, on aiderait ton père, pour son bateau. »
Ludmilla s’était alors figée, crispée, avait tendu ses poings fermés et menaçants vers Nadja, lui avait jeté un regard haineux et dit, « ma mère est une putain, mon père est vieux, et donc vous voulez m’acheter. Alors, je coûte combien ? Hein, combien ? ». Puis elle était partie en hurlant « vous n’êtes pas assez riches, je suis trop chère pour vous ».
Ils ne se virent plus pendant presque dix ans.