Brad finit par se laisser convaincre, sans enthousiasme excessif, mais sans résistance opiniâtre, égal à lui-même, donc. Il ferait ce tour du monde et raccompagnerait Nubecito à Hawaii.
La petite famille se retrouva un weekend dans une maison louée au bord de la plage de Mismaloya, à trente minutes de Puerto Vallera. Il s’agissait de finaliser le projet.
– Brad, demanda Ludmilla, tu te souviens du livre du chat qui apprend à voler à une mouette ?
– Bien sûr, comment oublier ? Tu me l’as lu et relu. Combien de fois ? mille fois ? et tu avais un livre en français et un en espagnol et tu lisais une phrase dans une langue et la suivante dans l’autre. Grâce à Sepulveda, toi tu as appris le français et moi, j’ai appris à rêver.
– Rappelle-toi ce passage qu’on aimait tant. Quand l’humain entend le chat Zorbas lui raconter l’histoire de la mouette, évidemment, il n’en croit pas ses oreilles, alors il dit : « Y si todo esto es un sueño, qué importa. Me gusta y quiero seguir soñándolo. Et si tout ça est un rêve, je m’en fiche. Ça me plaît et je veux continuer à rêver. » Et après, toi, tu répétais tout le temps dans ton espagnol perso, « mais qué importa ! Hein, qué importa ? ».
– C’est vrai. D’ailleurs tu ne trouves pas que l’histoire de Nubecito ressemble un peu à celle de la mouette Afortunada ? Ton père ne serait pas un plagieur, pas hasard ?
– Plagieur ou plagiaire, interrogea Ludmilla ? Bof, qué importa, ajouta-t-elle hilare !
C’est étonnant comme les contraires s’ajustent parfois. Tout opposait ces deux jeunes et pourtant ils étaient parfaitement complices et inséparables. Ludmilla avait retrouvé Brad au lycée français de Guadalajara lors du deuxième séjour au Mexique de la famille. Ludmilla y avait été admise dès la cinquième parce qu’elle était déjà quasi-bilingue, sans que personne ne comprenne comment une fille de pêcheur analphabète, orpheline de sa mère puisse parler aussi bien le français. Brad y avait été admis parce qu’il était le fils du nouveau Conseiller culturel. Quand ils se retrouvèrent, elle avait sauté une classe et était déjà en première, il en avait redoublé deux et était encore en terminale. Ils se sont tout de suite reconnus et ont poursuivi leur amitié interrompue brutalement sept ans plus tôt comme s’ils n’avaient jamais été séparés. Après le bac, Ludmilla avait rejoint Brad à l’université pour étudier le commerce international. Lui, parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre, elle, parce qu’elle voulait gagner sa vie correctement pour changer le moteur du bateau de son père et lui acheter une maison.
Les cours n’étaient pas passionnants. Heureusement, tous les mercredis soir, elle suivait le cours de littérature de Nadja. Cette année, justement, c’était sur les littératures du voyage, Cendrars, Rumiz, Sepulveda et Stevenson. Son cours s’intitulait « Par-delà les frontières, d’une langue à l’autre : récits de voyage et voyage des récits ». Nadja était polyglotte : trois langues maternelles, le russe, le polonais et le français, deux langues apprises jeune et vite maîtrisées, l’anglais et l’espagnol, plus une bonne connaissance de l’italien et du portugais. Elle faisait son cours moitié en français, moitié en espagnol et citait toujours les œuvres dans le texte. Ludmilla était aux anges ; elle était, quant à elle, quasi bilingue espagnol-français, avait un très bon niveau d’anglais et commençait à se débrouiller en italien. Les ouvrages au programme étaient Travels with a donkey in the Cévennes de Stevenson, en anglais donc, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars, Mundo del fin del mundo de Sepulveda pour l’espagnol et, pour l’italien, La leggenda dei monti naviganti de Paolo Rumiz. Ludmilla aimait la littérature, mais plus encore les langues, toutes les langues, toutes ces musiques du monde qui font danser les choses sur des rythmes et des modes différents.
– Quelle coïncidence émouvante, pendant que l’on lira Cendrars décrire son voyage, toi, mon bourlingueur d’amour, tu seras vraiment dans le train, dit Nadja à son fils. « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? Oui, nous le sommes, nous le sommes. Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune… Ce voyage est terrible », récita-t-elle de mémoire.
– Tu pourrais te mettre au russe, Ludmilla, ajouta Swann, qui le comprenait mal et le parlait peu, c’est tout un autre monde que tu découvrirais.
– Oui, j’adorerais le faire un jour. Les langues étrangères m’enchantent. C’est vrai qu’elles nous transportent dans des contrées de pensée lointaines, mais j’aime plus encore ce que cela fait à mon corps, à ma bouche, à mes bras.
Swann plissa le front ; Nadja souriait.
– J’aime les idées propres aux langues, mais j’aime surtout leur goût.
Nadja jubilait ; Swann fronça les sourcils.
– Moi, je ne sais pas comment ça rentre dans vos têtes, tous ces mots étranges et tous ces verbes irréguliers, j’ai déjà du mal avec le français, poursuivit Brad. Mais bon, avec Diego on ne parle qu’une seule langue, pas la même, et pourtant on se comprend très bien.
– Ah pardon, Brad, Diego est parfaitement trilingue, outre le mexicain, il parle aussi le nuage et la vague, ajouta Swann provoquant un éclat de rire général.
Ah ah ah, humour d’humains, commenta Nubecito, toujours au-dessus d’eux. Il doit me manquer quelque chose pour comprendre le sens caché de leur blague. Je m’étonne quand même que seul un vieillard à la culture limitée et à la vue basse parvienne à me voir et m’entendre. Ou peut-être est-ce à eux qu’il manque quelque chose et devraient-ils apprendre à penser comme un nuage.