Brad et ses parents (Helena et Côme) étaient convenus d’un appel en visio sur leur groupe WhatsApp.
– Est-ce que vous m’entendez bien, c’est Nadja, dit la mère, moi je vous vois. Je suis encore à la fac, j’ai cours dans une heure. J’espère qu’il n’est rien arrivé de grave ?
– Bonjour chérie, bonjour les enfants, bonjour Diego, c’est Swann, dit le père. J’espère que c’est vraiment important parce que je suis avec la délégation française à Buenos Aires, nous sommes chez Nadal, pas Raphaël mais Romain, l’ambassadeur.
Ah oui, un mot sur les prénoms. Helena et Côme s’étaient rencontrés en hypokhâgne à la fin des années 80. Il avait 18 ans et venait d’une famille de la bourgeoisie lyonnaise ; elle en avait 17, issue d’une famille très aisée et francophile de Saint-Pétersbourg, elle avait quitté la Russie quelques années avant. Ils partageaient un amour pour la littérature et croyaient dans le pouvoir révolutionnaire de la poésie. Rapidement, ils partagèrent aussi leurs rêves, leurs combats et, finalement, leur lit. Deux ans plus tard, plutôt que de se donner des alliances, ils se donnèrent des prénoms, parce que « nommer, c’est flatter le destin », disait Helena. Helena devint donc Nadja, parce qu’elle aimait Breton et le surréalisme. Côme devint Swann, parce que Proust était son Dieu et La Recherche, sa Bible. (Nul ne sait à ce jour, pourquoi, imitant ses parents, Jean-Hugues se faisait appeler Brad.) Aujourd’hui, Swann était conseiller culturel à Mexico et Nadja, chargée de cours à Guadalajara.
– Salut Dad, salut Mam, voilà, c’est une histoire de fous, je vous passe Ludmilla qui va vous expliquer.
– Bonjour, c’est vrai, c’est très très ouf, dit-elle dans un français remarquable, mais je vais laisser papa vous expliquer.
– Hola amigos, c’est Diego.
– Mais oui, ils savent, ils te voient Papa, vas-y parle.
– Ah c'est vrai, alors voilà. J’ai trouvé Nubecito il y deux nuits, au large, et Ola m’a demandé de le raccompagner chez lui, à Hawaï, mais c’est trop loin pour ma barque, alors j’ai demandé à Ludmilla de trouver une solution, parce que j’ai promis. Il est là, Nubecito, et aussi, Ola, elle est morte.
– Mon Dieu, mais c’est terrible, s'exclama Nadja, est-ce que le corps de la mère a été retrouvé ? Bien sûr, on va s’occuper de rapatrier le petit. Swann s’occupera des formalités et on prendra tout en charge. Vous avez bien fait…
– Attends Nadja, c’est autre chose, précisa Ludmilla. Nubecito est un jeune cumulus et Ola était une vague.
– Interloqués, Nadja et Swann, se taisaient.
– Ola est là-haut maintenant, continua Diego, elle nous regarde, je ne peux pas la décevoir.
Alors là, je ne vais pas intervenir, mais quand même, ils disent n’importe quoi, remarqua Nubecito. Là-haut, et je sais de quoi je parle, il n’y a rien à part des nuages et des oiseaux, et plus haut encore, c’est vide et c’est froid. Personne ne survivrait, pas même un mort, enfin, je me comprends. Non, la mort, elle se passe en bas. Sous le sable, sous la terre, mais après, Ola doit savoir, moi je ne sais pas.
– Allo ! Vous êtes toujours là ? Dad ? Mam ?
– Ben oui, ils sont là, regarde, on les voit, s’amusa Diego. Ludmilla, explique-leur pour le voyage.
– D’accord. Bon, j’ai réfléchi et pour raccompagner Nubecito, j’ai pensé qu’il faudrait aller jusqu’à Veracruz en bus, de là embarquer pour Hambourg, après, rejoindre Moscou, peut-être par la Lettonie, ensuite Vladivostok par le Transsibérien, puis le Japon et Hawaï.
– Magnífico, s’illumina Swann, et pour accompagner Nubecito, évidemment vous avez pensé à…
– … à qui, s’inquiéta Brad ?
– … mais oui, se réjouit Nadja à son tour, quelle merveilleuse idée. Brad, mon grand amour, comme tu vas me manquer, ça va être tellement long, mais quel voyage extraordinaire tu vas faire !
– … hein ? qui ça ?
– J’irai avec toi jusqu’à Veracruz, s’enflamma Ludmilla.
– Non mais ça va pas, s’énerva Brad ! Mais qu’est-ce que vous avez tous à vouloir me faire faire le tour du monde ?
– Je dois être à Paris au printemps, je te retrouverai à Hambourg et ferai un bout de chemin avec toi. Je vais voir avec l’ambassadeur de Lettonie qui est un copain, par où entrer en Russie. Quel projet romanesque ! Comme je suis fier de toi, mon fils.
– Mais arrête, Dad…
– Moi je vais interroger mon neveu Fédor, il saura comment rejoindre le Japon depuis Vladivostok, continua Nadja très émue, je pense qu’il y a un ferry. Et je viendrai te chercher à Honolulu, ça tu peux en être sûr. Brad, mon bourlingueur préféré, mon bébé Blaise...
– Mais Maman, tu délires complètement, grimaça Brad ?
– Et moi, je vous emmène à la gare de Puerto Vallarta, c’est Rodrigo mon cousin le chauffeur du bus, conclut Diego en éclatant de rire.