– Gros Lulu : Merci, merci, merci…
– Monsieur Lhoteur : Mais j…
– Gros Lulu : Oui je sais, vous n’êtes pas l’auteur, mais quand même, merci pour ces aventures.
– Monsieur Lhoteur : Quelles a…
– G. L. : C’est vrai quand même, c’est pas contre vous, mais il était temps.
– M. L. : Je ne sais…
– G. L. : Voilà, je suis prêt. Je suis très excité.
– M. L. : Je ne sais pas de quoi tu parles, mais bravo à toi, Gros Lulu, je vois que tu as enfin compris ce que dialoguer veut dire : tu fais les questions et les réponses, tout seul, comme un gros.
– G. L. : Oui ben vous, je vois que vous êtes toujours aussi méchant. Tant pis pour votre caractère, après tout, c’est votre écriture qui m’intéresse. Donc ?
– M. L. : Donc quoi ?
– G. L. : Je voudrais savoir pour les aventures extraordinaires.
– M. L. : Oh non ! J’ai compris. Tu t’es laissé piéger par le titre, Gros Lulu. C’est pathétique ! Encore une victime des putaclics. Alors, dans l’ordre : primo, je ne suis pas l’auteur, je suis Lhoteur ; secundo : je ne suis pas méchant, parce que je ne suis pas un je mais un personnage et c’est l’auteur qui est responsable et coupable ; tertio : l’auteur t’a fait Gros Lulu et il n’arrivera rien d’extraordinaire à Gros Lulu car Gros Lulu est précisément, essentiellement, nécessairement un personnage à qui il n’arrive rien.
– G. L. : Voilà, c’est justement ça que j’aime pas. Il se passe jamais rien, c’est nul. Je voudrais faire des rencontres, avoir des amis, voyager, gagner au loto…
– M. L. : Arrête la liste, je devine la suite. Je répète, il ne t’arrivera rien. Et ce pour une raison simple : le contrat moral et tacite passé entre l’auteur et le lecteur. Tu comprends ?
– G. L. : Non.
– M. L. : C’est normal, tu es un personnage à qui il n’arrive rien et qui ne comprend jamais rien. Donc le contrat consiste à respecter et ménager le lecteur en lui offrant des personnages cohérents. Imagine, Gros Lulu, tu fais un voyage au Tadjikistan, tu rencontres Lulia, une athlète bulgare qui tombe amoureuse de toi, tu t’inscris au marathon de Tokyo et tu bats le record de France.
– G. L. : Bon, je connais pas le Tadjikistan, mais je veux bien pour le reste.
– M. L. : Justement, ça n’aura jamais lieu car rien n’est cohérent dans cette histoire, et ça se passerait très mal entre l’auteur et ses lecteurs qui seraient furieux d’avoir été pris pour des abrutis.
– G. L. : Moi, j’adore votre histoire, monsieur l’auteur, d’ailleurs, je suis déjà un peu amoureux de Lulia.
– M. L. : Arrête, ne complique pas les choses, un personnage ne peut pas être lecteur de sa propre histoire. Donc, un auteur ne doit pas déconcerter ses lecteurs, ou alors, il faut que la surprise soit surprenante, mais pour cela il faut s’appeler Maupassant ou Poe, ce qui n’est pas le cas de notre auteur, à ma connaissance.
– G. L. : Je sais pas qui est Poe et je sais pas quand une surprise est surprenante, je voudrais juste vivre une aventure extraordinaire et revoir Lulia.
– M. L. : Bon, j’abandonne. D’ailleurs, ça tombe bien, je n’ai plus de texte.
– G. L. : Moi j’abandonne pas, je vais chercher Lulia.
– M. L. : …
[L’auteur, au réveil d’une sieste plus longue que prévu, recouvrant lentement ses esprits : Gros Lulu commence à me fatiguer à râler sans cesse, s’il continue je vais l’envoyer à Bakhmout et on verra bien s’il veut encore de l’aventure ; quant à monsieur Lhoteur, on voit bien que c’est un personnage et pas un auteur, parce que justement, respecter son lecteur consiste à l’emmener loin jusqu’aux frontières de l’incohérence.]