Sans vouloir vous faire injure, pour le J, j’aimerais jouer mon joker. Je n’ai aucun préjugé contre cette lettre, mais voilà, je ne vois rien. Je vous entends déjà me juger. « Espèce de rabat-joie, tu n’as aucune jugeote, le J c’est la lettre de la jeunesse, du jasmin, du jazz et des jupons et tu ne trouves rien, goujat ! » Non vraiment, au jour d’aujourd’hui (un jeudi de janvier), je ne vois toujours rien et j’envisage de passer à la lettre suivante.
« C’est pas d’jeu », objecteront certains dans leur jargon, exigeant que le J fasse l’objet d’un traitement juste. Oui, mais justement, le J ne ressemble à rien. Ni à un maharajah, ni à un jambon, ni à un pyjama, ni à Jean Jaurès. Pas plus à un porte-jarretelle comme on en portait jadis sous les jupes, encore moins à un danseur de jerk, un fumeur de marie-jeanne ou un jacaranda en fleur.
Je pourrais toujours faire le jacques et vous dire que je vois un Don Juan en jean poursuivi par un mari jaloux, vous dire que je vois Jésus dénoncé par Judas et arrêté au jardin des Oliviers, vous dire que je vois la si jolie Jade sur sa trottinette jaune, que je vois Jupiter en pleine scène conjugale ou Djibril qui laisse traîner sa djellaba. Je pourrais continuer à me jouer de vous et dire que le J ressemble à une pousse de soja, qu’il est le faux jumeau du I ou que c’est un jars déjanté qui se prend pour un cygne.
Vais-je tricher jusqu’à la fin ? Inutile, vous m’avez percé à jour. Le sujet me dépasse. Je ne suis qu’un minuscule jongleur de mots et je jette l’éponge face à cette majuscule. C’est aussi que les mots en J sont trop rares : quelques verbes difficiles à conjuguer au subjonctif (que vous jasassiez), quelques adjectifs impossibles à placer (jaculatoire), quelques conjonctions (jusqu’à ce que), quelques noms de judokas japonais (Shōzō Fujii) et seulement un juron (jarnicoton !). C’est beaucoup moins que la majorité des lettres. Non, avec le J, je vais être franc-jeu, je n’y arriverai jamais.
Allez, je me jette à l’eau quand même. Alors voilà ce que je vois, c’est très peu, mais c’est déjà ça, un jet d’eau, un jeu d’eau et un parapluie fermé qui apporte un je-ne-sais-quoi d’absurde. Désolé, mais je n’ai rien à ajouter.
Je me trompe peut-être, mais je vous sens peu enjoué, vous attendiez une joute jubilatoire avec la langue et vous obtenez une galéjade fade, un verbiage sans véritable enjeu. Dans cette jungle alphabétique, je ne jouerai pas les jusqu’au-boutistes. Au risque de passer pour un je-m’en-foutiste, je capitule et j’en reste à cette jambe de parapluie fermé, le J aura eu raison de moi.
« C’est pas d’jeu » disiez-vous ? Alors peut-être vais-je vous rejoindre sur un point, jouons, jouons davantage. Et si le J n’était qu’une lettre à jouer, à jouer seulement ? Une lettre qui vous fait rajeunir, qui vous fait retrouver la joie de batifoler sous la pluie avec un parapluie fermé, ce qui est peu judicieux. Certains jurent quand il pleut, leurs projets tombent à l’eau ; d’autres se réjouissent et font la java. Soit, mais allons plus loin : pourquoi joue-t-on ? Sans me lancer dans des conjectures ennuyeuses, je m’interroge. Le jeu ne serait-il pas le moyen d’échapper au joug du sérieux ? Le jeu ne serait-il pas le moyen de n’être plus le jouet des ordres et des croyances ? Le jeu ne serait-il pas le moyen de déjouer les pièges d’un je qui surjoue toujours ?
Jeux de mots, jeux de mains, jeux de rôles, jeux de je. Sans doute est-il temps d’en finir avec une vision péjorative du jeu, au mieux juvénile, au pire préjudiciable, pour enfin le réhabiliter – ce ne serait que justice ! Il ne s’agit pas de séjourner dans la semaine des quatre jeudis, il s’agit de dénoncer le rejet injustifiable de l’innocence et de la joie de celui qui joue sous la pluie (avec son parapluie fermé).
N’importe quel jury objectif en conviendrait, le sérieux et le calcul n’ont pas fait leurs preuves. Alors, ne pourrait-on essayer plutôt le jeu, l’art et l’imagination ?