– Swann, Darling, tu as été parfait. Donc, cette première rencontre, que je vous raconte. J’amène Swann à la maison pour le présenter. Nous étions en khâgne à Paris, c’était en septembre 1980. Il parle un peu de Lyon, de ses parents, il explique ce qu’il étudie, ce qu’il lit, ce qu’il aime. Alors Maman lui demande : – Et quel est votre auteur français préféré ? Il répond Proust et ajoute (le pauvre, c’était un peu maladroit, mais c’était sans arrogance) : – Vous l’avez peut-être déjà lu ? Sans répondre, Maman continue la conversation : – Et quel est votre livre préféré ? – Un Amour de Swann – Et votre passage préféré ? – Je crois que j’aime chaque chapitre, chaque page, chaque phrase. Bon là, tu as un peu voulu faire le malin, ce n’était pas la bonne réponse. Sans mauvaise intention, Maman repose sa question (Cariño, je te voyais te décomposer) : – Votre passage préféré ?
– C’est vrai, je n’en menais pas large et… tu as volé à mon secours et commis ce petit mensonge en disant : – mais tu sais bien, tu me parles toujours de la première rencontre de Monsieur Swann avec Odette de Crécy, quand il dit qu’elle est d’un genre de beauté qui le laisse indifférent ; tu aimes tant ce passage.
– Merci de ton honnêteté et de ta reconnaissance, mon Swann. En effet, ça s’est passé comme ça. La suite, c’est tout Maman ! Elle s’est levée, a fermé les yeux et a commencé à réciter avec ce ton monocorde qu’elle prenait toujours dans ces moments et qui était à l’opposé de sa voix si douce et chantante…
L’imitant, Swann et Nadja se levèrent et d’une voix grave déclamèrent ensemble :
« Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois…
– Zut, j’ai oublié la suite.
Nadja continua seule.
– … qui lui avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. »
– Bravo, Mam ! Et tout ça, c’est une seule phrase ? Le gars Marcel, quand il a lu son manuel de ponctuation, il a sauté le chapitre sur le point.
– Certes, les phrases peuvent être un peu longues. Je m’arrête là, dit Nadja... poursuivant, comme emportée par un appel irrésistible, « Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. » Et Maman a continué comme ça pendant quinze minutes, vingt peut-être. Nous, nous étions habitués, mais pas Swann, et je voyais toutes les émotions traverser son visage, mon pauvre Swannito. L’admiration, l’étonnement, puis la stupéfaction, le trouble et finalement l’épouvante. Je crois même me souvenir que tu as regardé les pieds de Maman pour vérifier qu’elle n’entrait pas en lévitation.
– Chérie, non, là tu exagères. Mais c’est vrai que cette première rencontre avec Ana a été une sacrée expérience.
– Allez, peut-être que ma mémoire me trompe, concéda Nadja. Toujours est-il que Maman a fini par dire, bon, je ne vais pas vous imposer la suite, jeune homme. Puis, elle a quand même continué, reprenant de sa voix d’outre-tombe : « avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu’il n'était plus malheureux et qui baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en lui-même : “Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre !” » C’est comme ça que se termine le livre.
– La grande classe, commenta Brad ! Je parle de Monsieur Swann, quel goujat ! Et bizarrement, il a quand même fini par épouser Odette, si je me souviens bien !
– Hein ! Mais tu as lu le livre, s’étonna Ludmilla ?
– Non, j’ai vu le film avec Ornella Muti, rigola Brad.
– Toujours est-il que l’embarras de Swann a beaucoup amusé Papa qui l’a ensuite pris sous son aile.
– Ce qui est curieux, c’est que depuis, je me suis détourné de Proust. En fait, je pense que je n’ai pas du tout le même rapport aux livres et à la littérature que vous.
– Vas-y, raconte un peu, ça m’intéresse, demanda Ludmilla.